Le Placard
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LE PLACARD


    

«Je me présente, je m’appelle Emilie Vaillant, je suis une ancienne déportée d’Auschwitz. En ce temps là, j’étais étudiante en faculté de médecine à Nancy. J’avais dix- neuf ans à peine, je venais de les avoir le 22 janvier 1933. Jusque là, je pensais n’avoir commis aucune erreur, mais selon toute apparence je m’étais trompée. En effet je suis Juive...

Tout a commencé le jour où j’entendis à la radio, sur une chaîne française, que le dix mai 1933, un « autodafé » avait eu lieu à Berlin, c'est-à-dire que tous les livres d’auteurs Juifs avaient été brûlés.

A cet âge j’étais naïve, je ne percevais pas l’importance de ce geste.

Mais, deux ans plus tard, en 1935, j’appris par un article de journal que la nationalité allemande avait été retirée aux Juifs de ce pays.  En fait, avec du recul, je pense que je ne me rendais pas compte de ce qui arrivait. Pour moi, en France, tout continuait normalement, enfin à peu près.

Simultanément, toujours en Allemagne, en 1935, les lois de Nuremberg isolèrent les Juifs de la vie des Allemands, c'est-à-dire qu’ils n’avaient plus le droit d’exercer leur métier, ils étaient éloignés de la fonction publique et de la direction de l’économie. J’étais outrée. Je craignais que ces lois n’atteignent mon pays, je m’attendais à avoir des problèmes, mais je ne pensais pas que l’on allait en arriver là.

Quelques années plus tard, pendant la nuit du neuf au dix Novembre 1938, un événement terrible frappa les Juifs habitant l’Allemagne. Un pas supplémentaire dans la violence fut franchi : un « pogrom ». Les Allemands commencèrent à détruire tous les biens des Juifs, ils rentraient chez eux sans aucune retenue et saccageaient tout sur leur passage. Ce n’est que depuis quelques années que je sais que cette nuit fut appelée la « nuit de Cristal ». En cinq ans environ, la vie des Juifs allemands avait été bouleversée. Je ne savais pas, en ce temps là, ce qui allait s’abattre sur nous, les Juifs français.

Je m’accrochais à un espoir, ces violences se déroulaient en Allemagne, peut-être que la France allait y échapper ? Je pense que j’avais parlé un peu vite ! En effet, le vingt-quatre octobre 1940, « l’entrevue de Montoir » eut lieu. Le lendemain, à la "Une" des journaux, j’aperçus le titre : « France-Allemagne, enfin réunies contre les Juifs. » Mon dernier espoir s’écroulait. Pourquoi la France était-elle d’accord avec l’Allemagne ? Il ne fallait pas qu’elles collaborent ! Mais moi, l’enfant juive, n’avais désormais plus droit à la parole.

Tout s’enchaînait, la L.U.F envoyait des volontaires se battre avec l’armée allemande. La Milice, police française, renseignait la Gestapo, police allemande.

Ensuite, en Janvier 1942, « la conférence de Wansee » eut lieu. Il fut décidé d’éliminer les Juifs d’Europe. La porte de l’enfer venait de s’ouvrir.

Ici, en France, je me souviens encore d'une photo qui illustrait un article de journal: « Parc à jeux. Réservé aux enfants. Interdit aux Juifs... »

Le neuf février 1942, la police de Pétain vint m’arrêter, et me remit aux autorités allemandes au bout de six semaines. Avec moi, se trouvaient des femmes et des enfants de tous âges.

Le vingt mars, nous arrivâmes à la prison de santé, à Drancy. J’attendis, un mois, deux mois, trois mois... Et enfin, le dix Juin 1942, je fus interrogée.

A la fin de mon interrogatoire, la Gestapo voulut me faire signer une déposition qui n’était pas du tout conforme à ce que j’avais dit. Donc, je refusai. Je fus menacée. Je leur répétais sans cesse que je ne craignais pas la mort, mais un garde me répondit : « Nous avons à notre disposition des moyens biens pires que de fusiller les gens pour les faire mourir. » Suite à cette phrase, un autre garde m’annonçâ qu’ils allaient m’envoyer dans un camp de concentration.

Le vingt-trois janvier, le lendemain de mon anniversaire, la Gestapo me fit monter dans un train : c’était le convoi de janvier 1943. Nous étions deux cent trente femmes.

Au bout de deux jours de trajet, certaines femmes étaient complètement épuisées ; nous n’avions ni boisson, ni nourriture.

Une femme demanda à un garde S.S où nous allions. Et celui-ci lui répondit : «  Si vous saviez où vous allez, vous ne seriez pas pressées d’y être. »

Nous sommes arrivées le vingt-sept janvier 1943. Nous ne savions pas où nous étions. Il faisait très froid, il neigeait. Entassées sur le quai, certaines essayaient de se réchauffer en se serrant encore plus.

A ce moment là, malgré la foule, pour la première fois de ma vie, je me sentais seule et perdue. Mais cela ne dura pas.

En effet, un petit garçon se fraya un passage vers moi. Quand je me trouvai face à lui ce fut un choc : c’était mon frère ! Mon petit frère, celui avec lequel je me disputais si souvent quand nous étions enfants ! Je le pris dans mes bras, le serrai fort, je l’étouffais de joie en l’embrassant.

Mais un S.S vint nous séparer. Il criait des phrases en allemand, je ne comprenais que les mots : femmes, enfants, gauche, droite. Puis, une femme bilingue me dit qu’il fallait que les enfants et les femmes aillent à gauche et les hommes à droite. Mon frère âgé de dix-huit ans dut partir avec les hommes.

Un S.S me demanda ma profession, je l’informai que j’étais étudiante en médecine. Il me mit dans un rang à part. Lorsque toutes les personnes furent passées, il m’emmena dans une belle et grande maison, il me confia à une bonne, qui me donna un costume d’homme, certes, mais un costume de médecin. Je ne comprenais plus rien.

Plus tard, un autre S.S vint me chercher en me disant que c’était l’heure de la visite médicale. Je fus obligée de le suivre malgré mon horreur à l’idée d’aller travailler avec ces hommes monstrueux.

Une fois arrivée dans une grande baraque en bois, des milliers de personnes en pyjama rayé attendaient avec des « badges » cousus qui les différenciaient. Ils défilèrent un par un devant moi. Je devais établir un diagnostic pour chaque personne. Etait-elle apte au travail ou pas ?

Et ce que je craignais arriva. Mon frère était dans la file, je le fis passer devant quelqu’un, et lui demandai discrètement si papa et maman étaient toujours en vie. Il me répondit qu’il les avait vus partir avec un groupe de vieillards, de femmes et d’ enfants. Je ne lui répondis rien, mais je savais très bien que nos parents ne reviendraient jamais.

Un S.S s’absenta, il me laissa gérer les « patients » toute seule pendant un moment. Alors je rappelai mon frère et le cachai dans un placard, et continuai mon travail comme si rien ne s’était passé.

Une fois la visite terminée, un garde vint me donner des clefs pour accéder à ma chambre ; récompense de mon travail. Mais je n’avais plus mes valises.

Chaque matin j’apportais à mon frère un bout de pain et quelques victuailles économisées. Les jours passaient...Le 6 ou 7 octobre 1944, le sonderkommando se révolta. Les personnes désignées pour apporter la nourriture aux détenus avaient pris de l’essence qu’ils avaient camouflée dans des bidons de soupe. Mais leur plan de mettre le feu à Auschwitz échoua en partie. Les S.S les enfermèrent dans la salle de dissection.

Suite à cet événement, certains déportés essayèrent de s’enfuir. Mais ils se firent rattraper par les S.S, et furent tous tués, puis brûlés dans les fours crématoires.

Des milliers de personnes ont trouvé la mort en essayant de s’évader. C’est pour cela que je ne fis pas sortir mon frère de ce placard. Il vivait dans l’obscurité et ne pouvait sortir qu’à la nuit tombée, mais il était vivant. Que pouvait-il espérer de plus ?

Tout au long de l’année qui suivit cette tentative d’évasion, je sentais de plus en plus que les S.S étaient déstabilisés mentalement. Ils sentaient la défaite arriver. C’est alors qu’un jour, mon frère... ».


Je ne connais pas la fin de cette histoire. Personne ne la connaîtra non plus.

Madame Emilie Vaillant fut mon professeur de médecine tout au long de mes études. Elle fit partie des 49 femmes qui revinrent d’Auschwitz, sur les 230 de son convoi.

Le vingt et un janvier 2006, la veille de ses soixante- treize ans, elle trouva la mort. Elle était à l’hôpital, je lui rendais visite et elle me racontait cette histoire, son histoire.

Il était 17H36 lorsque l’électro-cardiogramme n’afficha plus qu’une simple ligne continue...




  
 Céline PERES